Contributed by Henri Lepage © Mar. 2020

Ci-dessous quelques commentaires personnels en forme de mise au point pour redresser, d’une part, l’idée que la crise monétaire et financière, qui se développe dans l’anticipation d’une désormais inévitable récession mondiale, serait une conséquence du Coronavirus (il est facile de tout lui mettre sur le dos ! Le bouc émissaire idéal pour évacuer les véritables responsabilités : celles des banquess centrales!); d’autre part, l’opinion présentée par certains que la Chine serait déjà très avancée sur la voie d’une démondialisation à laquelle la crise sanitaire nous condamnerait désormais irrémédiablement (les Chinois, modèles et avant garde de la grande transformation sociétale !).Il s’agit d’une réplique au contenu d’un article de blog publié par Loïc Steffan sous le titre : « Covid19, démondialisation, krach boursier et crise économique ».
S’agissant du premier point, ce que je voudrais rappeler avec force est que le train de la récession était effectivement – comme l’écrit avec justesse Steffan – sur une trajectoire déjà bien entamée avant même que l’on commence à parler du coronavirus. Mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les analyses qu’il donne.
La mise sur orbite de cette trajectoire date du début 2018 et est liée à ce que j’appelle “le cycle du collatéral”, lui même lié aux modalités de fonctionnement du nouveau système de l’eurodollar mondial (le Global money system) généré par la mondialisation couplée à l’innovation financière.
Depuis le mois de septembre 2019, on assistait à une sorte de pause dans le processus, qui a aussitôt suscité moultes commentaires sur le thème : “ça y est, on repart pour de bon” (gràce, bien sûr, à la baisse de taux décrétée par la Fed !). Toujours le même discours hystérique des mainsteamers. Toujours la même illusion. Ce n’était qu’une courte pause transitoire, une pause de “mi-cycle” que l’on retrouve dans les phases précédentes de stress monétaire vécues depuis la grande crise (2011-2012, 2014-2015), et même dans l’épisode 2007-2009. Dès le mois de janvier, les indicateurs conjoncturels montraient que l’économie mondiale était repartie de plus belle dans cette trajectoire récessionniste. La seule inconnue concernait l’intensité du phénomène. Mais il est vraisemblable que l’on approchait du point bas d’inversion du processus – ce qui n’excluait pas une récession américaine, et surtout de très sévères difficultés dans les économies émergentes (notamment en Chine, indépendamment du coronavirus).
Là dessus est arrivé le coronavirus. C’est une toute autre affaire. Le 20 février dernier s’est produit un incident financier (lequel ? on ne sait pas encore exactement) qui nous a fait basculer dans une dynamique de Krach tout à fait analogue à celle qui s’était déclenchée lors des événements d’août 2007 – qui a mis plus d’un an à produire tous ses effets. Cette date du 20 février est antérieure à la prise de conscience des conséquences économiques désastreuses – le terme est faible – de la pandémie. Dans quelle mesure celle-ci a-t-elle contribué à déclencher le krach ? Celui-ci se serait-il tout de même produit ou non en l’absence de cette pandémie ? On ne le saura jamais. Ce qui est tout à fait exceptionnel est en effet ce télescopage des deux événements : d’un côté, la pandémie; de l’autre un mouvement conjoncturel de nature récessive engendré, à l’étage du marché monétaire et interbancaire mondial (le Global Wholesale Money Market), par un processus financier endogène de raréfaction de l’offre de produits collatéralisables. Les risques de voir ce télescopage nous mener dans le gouffre d’une très grande dépression sont considérables. C’est la durée de la pandémie qui, selon toute vraisemblance, en décidera.
Ce qui est tout à faite étonnant, et quasiment incompréhensible, est l’inefficacité quasiment totale des mesures monétaires prises par la Fed pour éviter une répétition des engrenages d’il y a treize ans. A juste titre la Fed est intervenue de façon plus que massive. Les chiffres en cause sont plus que gigantesques. On peut toujours l’accuser de ne pas avoir réagi assez vite, mais cette fois-ci elles n’a vraiment jamais tardé à faire ce que le mode d’emploi de la mainstream economics lui dictait de faire. En moins de quinze jours elle a remis en place toute la panoplie de mesures d’interventions qu’elle avait mis plusieurs mois à mobiliser pour contrer les effets de la disparition de la liquidité mondiale lors de la dernière grande crise financière. Mais, mesure après mesure, toujours aucun résultat. La liquidité monétaire (en dollars) continue de se raréfier. Au jour d’aujourd’hui elle a quasi disparu. Les marchés se paralysent les uns après les autres. Le plus étonnant étant le « bide » total des dernières enchères de la Fed pour éviter l’asphyxie du marché des repos. A la fin de la semaine dernière celui-ci s’était quasiment évanoui. A ce jour (mercredi) il n’est toujours pas reparti. En réanimant son réseau de swaps entre grandes banques centrales (la BCE étant la première à s’être manifestée), la Fed a apparemment montré sa détermination à assumer son rôle de banque de dernier ressort responsable de l’alimentation de la liquidité mondiale. C’est un événement très important. Mais, aux dernières nouvelles, encore un coup d’épée dans l’eau. Que se passe-t-il ? Avec l’annonce par la Fed de l’ouverture toute grande de tous les robinets de la création monétaire, l’économie réelle devrait se retrouver noyée dans la liquidité. Ce qui n’est visiblement pas le cas. Tout se passe comme si l’argent se retrouvait coincé quelque part. Où ?
Le problème est que les banques centrales ne comprennent rien à ce qu’est la monnaie dans le nouveau monde bancaire et monétaire hérité de la mondialisation. Si une monnaie (la monnaie-de-base-banque-centrale) ne se diffuse pas dans l’économie réelle, c’est que ce n’est plus une monnaie, au sens propre du terme. C’est une monnaie morte, une monnaie inactive (comme l’assène constamment Jeffrey Snider).
Autrefois il suffisait que la banque centrale fasse quelques opérations d’Open market et augmente ainsi son offre de monnaie de base via l’extension de son bilan pour que se mette en route un mécanisme multiplicateur de monnaie bancaire assurant de manière endogène la diffusion par le crédit des banques de cette création monétaire dans toute l’économie.
Aujourd’hui les choses ne se passent plus du tout ainsi. Le monde s’est subrepticement doté d’un système bancaire à deux étages avec l’émergence d’un marché de gros interbancaire qui transcende les frontières et se positionne en intermédiaire/relais des banques centrales pour assurer la diffusion de la monnaie de base que celles-ci promettent en soutien des circuits de l’économie réelle. Cependant, ce Wholesale market mondial fonctionne selon des règles radicalement différentes de l’univers monétaro-bancaire ancien caractérisé par la garantie protectrice (du moins en principe) du privilège monétaire de la puissance publique et le cours forcé de sa monnaie d’Etat.
Tout y est ordonné au tour du principe que toute opération de crédit doit s’accompagner d’un dépôt concomitant de collatéral – c’est à dire du dépôt en gage d’une valeur financière de maturité au moins égale sinon plus longue bénéficiant elle-même d’une très grande liquidité de marché (qui lui donne un caractère de quasi-monnaie). Cette particularité signifie par exemple que la diffusion de la monnaie-banque-centrale émise par la Fed, et transitant par les comptes du petit nombre d’intermédiaires obligatoires que sont les Primary Dealer Banks affiliées aux plus grands groupes bancaires américains et mondiaux, ne peut s’opérer que si les établissements bancaires et non bancaires qui sont leurs clients sont en mesure d’accompagner leurs demandes d’un apport correspondant de bon collatéral (public ou privé).
C’est à ce niveau que se situent les robinets de la régulation monétaire internationale, commandés par l’attitude des Primary Dealers quand il s’agit de déterminer la liste des valeurs susceptibles d’être collatéralisées : plus la liste s’allonge, plus l’offre de collatéral est importante, plus le crédit sera facile; à l’inverse, plus la liste se restreint, plus l’offre disponible de collatéral s’amenuise, plus le crédit se raréfie et plus la situation monétaire se tend. Or aujourd’hui, depuis le 20 février, nous sommes quasiment en situation de rareté absolue du collatéral . Une situation liée à la dégradation continue depuis plus de deux ans de la perception du risque par les marchés bancaires de l’eurodollar, aggravée par l’effet de razzia des banques centrales sur les meilleures valeurs collatérales qui est l’autre face méconnue de leurs interventions (via les QEs par exemple).
Dans de telles circonstances, la banque centrale peut multiplier toutes les déclarations à sensation qu’elle veut, il n’y a aucune chance pour que cela change quoi que ce soit. Aujourd’hui ce qui manque, la pièce manquante dans le dispositif de la Fed, c’est le collatéral. Or ce problème n’est absolument pas traité. Personne n’en tient compte, tout simplement parce que les banques centrales restent focalisées sur des modes de représentation du fonctionnement monétaire de nos économies qui datent d’une ère révolue. Leur monnaie de base est en réalité une monnaie inactive, une monnaie fantôme. La véritable monnaie aujourd’hui, le “principe actif” (comme pour certains médicaments) sans le support complémentaire duquel la circulation monétaire et sa transmission à l’économie réelle ne peuvent se faire, c’est le collatéral. Ce faisant il est possible de montrer comment le fait d’en négliger le rôle conduit les autorités monétaires, en période de baisse des prix des actifs (comme en ce moment), à aggraver la pénurie globale de liquidités (Mehrling-Eidinezhad), alors même qu’elles sont apparemment censées en inonder le marché . C’est en fait à ce niveau que se situe le blocage (qui, sur les marchés s’exprime par la montée – tout à fait contre-intuitive – du dollar).
Aux dernières nouvelles, les interventions bazooka de la Fed auraient au moins sauvé une demi-douzaine de gros Hedge Funds américains encore tout dernièrement désignés comme responsables des événements de septembre 2019 sur le marché du repo. C’est au moins un résultat qui confortera la critique de ceux selon qui les actions de la Banque centrale consistent principalement à venir en aide aux plus riches. Par ailleurs des voix se font entendre pour expliquer que 2000 ou 3000 milliards de dollars, ce n’est pas encore assez pour être économiquement efficace, qu’il en faudrait beaucoup plus. En réalité le vrai problème n’est pas seulement une question de montants, aussi énormes soient-ils – mais une histoire de tuyauterie. Dans l’univers économique mondialisé qui est désormais le nôtre – et dont la Fed est, qu’elle l’accepte ou non, le chef de file – il faut deux tuyaux pour faire que la monnaie circule. La Fed en oublie un, et les banquiers centraux ne semblent pas en avoir la moindre conscience. Quel gâchis !
Tout cela n’a rien à voir avec le Coronavirus et aurait de toute façon posé de graves problèmes à l’économie mondiale même si l’épidémie ne s’était pas déclenchée. ,
Quant au second point, je voudrais dire que je ne suis pas du tout d’accord avec l’analyse de Loïc Steffan sur la Chine. Je n’adhère pas du tout à cette idée qu’elle était, dès bien avant le Coronavirus, en train de se découpler de l’économie mondiale et donc de conduire le mouvement d’une nouvelle dynamique de “démondialisation”. C’est bien là une idée d’occidental qui projette sur les chinois ses lubies idéologiques du moment. En réalité l’économie chinoise est si totalement intégrée dans l’économie mondiale qu’elle ne peut pas s’en retirer, ne serait-ce que marginalement. Son système monétaire est totalement dollarisé. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, toute son économie monétaire repose sur le dollar – ou, plus exactement, sur son endettement vis à vis du système eurodollar qui en a financé le fantastique développement. D’où une extrême vulnérabilité.
Je ne partage pas du tout la même interprétation des chiffres cités par Steffan. Loin de conforter l’hypothèse d’une désynchronisation/décrochage de l’économie chinoise, c’est l’inverse que ceux-ci nous indiquent. A mon avis c’est une erreur que d’interpréter le recul des réserves chinoises en dollars comme l’expression d’une stratégie offensive visant à couler le statut impérial du dollar. Que les chinois en rêvent, c’est incontestable. Mais cela relève essentiellement de la propagande politique. En économie les chinois restent fondamentalement beaucoup plus terre à terre. Ils savent que, pour l’instant, ils n’y ont vraiment aucun intérêt, qu’il ne sont pas en position d’en supporter les coûts. Les ventes de US Treasuries sont d’abord et avant tout le produit subi (et non recherché) de leurs efforts pour stabiliser le Yuan et résister aux vents de la déflation nourrie par la conjoncture défavorable des marchés de l’eurodollar.
Quant aux statistiques du commerce extérieur ce qu’elles révèlent n’a rien à voir avec le supposé virage l’économie chinoise, son soit disant redéploiement vers le marché domestique commandé par ses dirigeants. Elles sont fondamentalement une marque de son passage à la maturité industrielle, mais aussi – et, peut-être surtout – l’expression de son affaiblissement continu depuis le tournant de 2015 (année qui a marqué la fin de la période bénie d’endettement tous azimuths qui, pour les chinois, a suivi dans la foulée de la grande crise financière occidentale).
Le grand redéploiement de l’industrie chinoise vers le marché domestique, au détriment de son activité d’atelier du monde, est un fantasme d’économiste qui n’a pas duré deux ans. Le long discours de Xi Jin Ping lors du congrès du P.C. chinois à l’automne 2017 en a acté la mise au rebut, lorsque les leaders chinois, plus perspicaces que les dirigeants des démocraties occidentales, ont compris que le grand vent qui soufflait désormais sur le monde “synchronisé” était celui d’une longue et durable déflation, et non d’une commune reflation. A l’époque personne en Occident n’y a prêté attention, tant y était puissante l’illusion hystérique et rêvée d’une grande reflation mettant enfin définitivement fin à la “Crise”. Les deux années qui ont suivi ont démontré que l’intuition des chinois était la bonne. Nous en faisons aujourd’hui l’amère expérience.
Henri LEPAGE

About the Author
Henri Lepage (born 21 April 1941) is a French libertarian essayist.
He is most famous for his book Demain le Capitalisme (“Capitalism Tomorrow”), in which, in 1978, he presented an overview of the new libertarian thinkers. The book has been translated into a dozen languages. Henri Lepage began his career as an economic journalist. He retired in 2008 after serving eight years as a high rank officer at the European Parliament in Brussels. He is a member of the Mont Pelerin Society.
Leave a Reply! Please be courteous and respectful; profanity will not be tolerated.